
AGRESSION
D’abord la douleur. Puis le choc. Peut-être l’inverse. Ou bien les deux en même temps.
Un peu comme lorsqu’on met le doigt dans une prise de courant. Un choc électrique violent. Celui qui laisse quelqu’un sur le carreau, complètement sonné, un filet de bave dégoulinant de la commissure des lèvres.
Petit à petit, mon corps se réveille : je sens des fourmillements le long de mes jambes, le long de mes bras, une multitude de petites aiguilles douloureuses qui me font gémir de plus en plus fort et jaillir des larmes qui coulent sur mes joues.
Mes plaintes ont le mérite de faire disparaître le sifflement désagréable qui me perçait les tympans. Je ne ressens dans mes oreilles plus que les pulsations de mon pauvre cœur qui essaie tant bien que mal de remettre la machine en marche.
J’aimerais essuyer mon visage couvert de salive et de larmes, mais je n’arrive pas à remuer mes bras. Ni mes jambes, d’ailleurs.
Je me force à ouvrir les yeux. Je n’y vois rien, c’est le noir complet. Je sens que je manque d’air, que je m’étouffe. J’ai du mal à respirer. Mon cœur s’affole. C’est sûr, il va lâcher ! Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je serre très fort les paupières jusqu’à ce que les battements de mon cœur ralentissent un peu. Il faut que je me calme, que je réfléchisse !
J’inspire profondément et quelque chose frôle mon nez, ma bouche. Je souffle et inspire à nouveau. La chose se colle à mon visage. Une chose rêche et malodorante. De la toile, épaisse… Je souffle de toutes mes forces avec ma bouche pour la décoller de mon visage, je tourne ma tête dans tous les sens, j’ai l’impression que l’air ne parvient pas à passer au travers.
Et puis, soudain, je réalise trois choses à la fois : il y a une forte odeur d’essence, j’entends un bruit de moteur par-dessus les battements de mon cœur, et mon corps est ballotté dans tous les sens !
Je suis dans une voiture !
Mais comment ? Pourquoi ? Il faut que je me souvienne…
Je me concentre très fort pour rassembler mes souvenirs. Je marchais dans la rue, rapidement.
Je courais presque, car j’étais en retard.
À demi garée sur le trottoir, devant le portail d’une maison, il y avait une fourgonnette, les portes arrière grandes ouvertes. Un type en combinaison blanche de peintre était en train de fourrager à l’intérieur. J’ai quitté le trottoir pour contourner la voiture et là, le trou noir… Et puis, maintenant, cette voiture qui m’emporte, mon corps dissimulé sous une bâche.
Une giclée de bile remonte dans ma gorge et manque m’étouffer. J’ai peur.
Il n’y a pas de doute : je viens de me faire kidnapper.
Nuits blanches
1
Lilie n’a pas fermé l’œil de la nuit. Ou, du moins, c’est l’impression qu’elle ressent lorsqu’elle voit le jour se lever par la fenêtre du salon.
Elle a passé son temps à se redresser, s’asseoir, tourner en rond dans la maison, essayer de joindre Capucine sur son portable. D’ailleurs, elle a dû en saturer la messagerie, car elle ne parvient même plus à laisser un message.
Et là, maintenant, elle ne sait plus quoi faire. Doit-elle aller à la gendarmerie déclarer que sa sœur n’est pas rentrée ?
Il faudrait alors qu’elle tombe sur une jeune recrue. Parce qu’elle imagine bien la tête d’un ancien gendarme, qui lèvera les yeux au ciel en prenant sa déposition. Car ils la connaissent, là-bas, à la gendarmerie. Ce n’est pas la première fois qu’elle y court, à la première heure du jour, pour déclarer la disparition de Capucine. Sa sœur n’en est pas à sa première fugue !
Ce n’étaient pas des fugues, à proprement parler. Plutôt des absences spontanées, des départs inopinés sans prévenir qui que ce soit. Surtout après une dispute. Souvent, Lilie n’avait pas le temps de se ronger les sangs que sa sœur était déjà de retour. Sauf une fois…
Lilie n’oubliera jamais ce week-end terrible de la fin du mois de juin, même si cinq ans se sont écoulés depuis. Elle était rentrée du travail un peu plus tard que prévu et Capucine n’était pas là à l’attendre. À cette époque, elle était encore élève au collège. Comme c’était la fin de l’année scolaire, plus personne n’allait en cours. Capucine passait son temps à se promener dans L’Isle, ou à aider bénévolement des associations. Lilie préférait encore cela à l’imaginer traînant toute la journée sur son lit, même si la Bête était devenue inoffensive.
Ce soir-là, en rentrant, elle avait d’abord pesté contre sa sœur : alors que Pussy devait se charger de faire un peu de ménage, rien n’avait été rangé. La vaisselle de midi traînait dans l’évier, et la chambre était sens dessus dessous. Il est vrai que Capucine n’était pas très courageuse pour ce genre de chose. Elle attendait toujours le dernier moment pour se lancer dans les activités ménagères. Mais, en général, lorsque Lilie rentrait, c’était fait. Ce soir-là, rien !
Lilie s’était attaquée au ménage avant de réaliser qu’il était tard, et que Capucine aurait dû être rentrée à la maison depuis longtemps. Alors, comme aujourd’hui, elle s’était mise à faire les cent pas, et avait attendu toute la nuit avant de se précipiter à la gendarmerie aux premières lueurs de l’aube. Elle s’était jetée comme une folle sur le gendarme à l’accueil :
— Ma sœur a disparu !
On ne signale pas beaucoup de disparitions, à la gendarmerie de la petite ville. Aussi, on s’était immédiatement occupé d’elle. On l’avait fait asseoir, on lui avait proposé un café, et on lui avait posé tout un tas de questions sur son identité, sa vie, sa famille :
— Où sont vos parents ?
— Ma mère est décédée depuis longtemps, et mon père est handicapé. C’est moi qui m’occupe d’elle.
Lilie ne tenait plus sur sa chaise. Elle se retenait de se mettre à hurler en rongeant ses ongles. Jamais Pussy n’était partie de cette façon. Souvent, elle avait claqué la porte sur un coup de colère, en criant qu’elle ne reviendrait plus. Mais Lilie la retrouvait invariablement dans la cabane au fond du jardin, accroupie, les mains sur ses oreilles, se balançant tout doucement pour se calmer.
Au bout d’un moment, le gendarme qui prenait sa déposition avait levé la tête :
— Vous êtes sûre qu’elle n’est pas partie faire la fête avec des amis ? Elle a quinze ans, votre sœur !
— Elle n’a pas d’amis. Et elle a peut-être quinze ans sur le papier, mais pas dans sa tête. Ma sœur est une personne vulnérable.
Il avait soupiré tout en relisant ses notes. Lilie avait craqué :
— On perd du temps, là ! Ma sœur est peut-être en danger, peut-être enlevée par un pervers, et vous ne bougez pas !
Il avait pris le dossier à la main et s’était levé :
— Rentrez chez vous. De notre côté, on va lancer une alerte. On va tout faire pour la retrouver, votre sœur !
Ils n’avaient pas eu besoin de chercher longtemps.
Lorsque Lilie s’était garée devant son portail, son voisin lui avait fait de grands signes :
— Vous avez trouvé mon petit message ?
Tout de suite, le cœur de Lilie avait fait un bond dans sa poitrine :
— Quel message ?
— Celui que j’ai mis dans votre boîte aux lettres hier soir. Les enfants ont emmené Capucine avec eux !
Le voisin avait une fille de l’âge de Capucine et un garçon un peu plus âgé, qui venait d’avoir son permis de conduire. Lilie s’était sentie devenir écarlate. Elle s’était mise à hurler :
— Vous vous rendez compte ? Je n’ai pas dormi de la nuit ! J’arrive de la gendarmerie où j’ai déclaré la disparition de ma sœur ! Et personne ne m’a prévenue !
Le voisin avait baissé la tête d’un air contrit :
— J’ai frappé à votre porte pour vous le dire, mais il n’y avait personne. C’est pourquoi je vous ai mis un mot dans votre boîte aux lettres. Capucine a dit à mes enfants que vous étiez d’accord. Ils sont juste allés voir un concert en plein air à Avignon, et ils pensaient dormir sur place. Ils ne vont pas tarder à arriver, d’ailleurs.
De colère, Lilie avait claqué la porte de la maison derrière elle.
Elle avait passé un savon à Capucine lorsque celle-ci était rentrée, ce qui lui avait valu deux jours complets d’un silence boudeur. Et des regards réprobateurs à la gendarmerie où elle s’était rendue pour faire cesser les recherches immédiatement. Mais cela avait servi de leçon : sa sœur ne s’était plus jamais absentée sans la prévenir. Alors, aujourd’hui, Lilie est sûre que quelque chose de grave est arrivé. Enfin, presque sûre. Parce qu’il y a eu le petit accrochage d’hier. Et puis, si elle réfléchit bien, le comportement de Capucine n’est plus le même depuis quelque temps. Alors, que faire ?
Attendre tout en imaginant le pire ? Tout en se disant qu’on perd un temps précieux ? Elle en a l’estomac noué au point d’en avoir la nausée. Elle surveille les aiguilles de la pendule du salon jusqu’à ce qu’elles indiquent enfin huit heures.
C’est peut-être un peu tôt pour appeler chez quelqu’un le samedi matin, mais elle ne tient plus. Elle compose le numéro de Georges. Il répond au bout de la cinquième sonnerie, d’une voix bourrue et ensommeillée :
— Allô ! C’est moi ! Lilie ! Capucine n’est pas rentrée !
En prononçant ces mots, sa voix s’étrangle et elle fond en larmes. À l’autre bout, Georges se racle la gorge :
— Depuis quand ?
Lilie renifle bruyamment :
— Hier soir. Elle devait revenir de Marseille par le train. Je suis allée à la gare de L’Isle, à celle d’Avignon, elle n’y était pas !
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