
PAR UNE CHAUDE APRÈS-MIDI D’ÉTÉ
Ils sont arrivés par une chaude après-midi du mois d’août. Je me souviens. Il faisait si chaud, ce jour-là. Lorsque je fermais les yeux, je me remémorais de vieilles images, de vieilles senteurs. Je revoyais les contours tremblants des collines du Djebel, j’entendais les coups de feu sous les orangers, dans le parfum du jasmin.
Je me suis mis à frissonner. Il faisait près de quarante degrés, et je frissonnais. La peur, cette vieille compagne, était toujours au rendez-vous, plus de vingt ans après. Il me semblait encore entendre la voix de cet abruti de Marsan, capitaine de son état, nous crier des ordres. Je voyais les yeux de ces hommes qui donnaient leur vie pour une cause que je savais juste, je voyais la mort au bout de mon fusil. Je frissonnais, essayant, en vain, de chasser ces souvenirs.
Ils sont entrés dans le bar. Ils étaient trois. Au début, j’ai cru que c’étaient des touristes allemands. L’homme était blond, avec des yeux bleus ; il était assez grand et était vêtu d’un short rouge. Mais la femme, elle, n’avait rien d’une Allemande. Elle a commandé une bière pour son mari, et un jus d’orange pour elle et pour l’enfant. Elle parlait notre langue, pas très bien, et avec un léger accent espagnol. Pourtant, elle portait également un short, bleu ciel, et aucune Espagnole, qu’elle soit de Madrid, de Valencia ou même de Barcelone, n’oserait s’habiller ainsi. Et puis, j’ai entendu parler leur petit garçon :
— Il n’y a pas de sirop de menthe ?
Ils étaient Français, bien sûr, mais je crois que je n’avais pas voulu y penser. La voix de Joào m’a fait sursauter :
— Alors, tu joues ?
Notre partie de cartes menaçait de s’éterniser : je jouais avec Nuno, contre Joào et Julian qui faisaient toujours équipe ensemble. Nuno avait un peu plus de soixante ans, et son visage couturé, rempli de cicatrices, gardait encore la marque d’une violente rencontre avec un superbe taureau, dans les arènes de Lisbonne. Il y avait quarante ans de cela, mais il ne se passait pas un jour où Nuno ne nous racontât ce dernier combat, cette première défaite. La foule. Le soleil. La foule excitée par le sang. Le soleil vertical au-dessus du rond de sable. Puis les cris, et le silence.
Pour l’instant, Nuno ne parlait pas, ne jouait pas, ne pensait pas. Il vivait. Les yeux rivés à l’écran de télévision, il regardait, fasciné, la retransmission d’une corrida. Rien ni personne n’aurait pu l’arracher à sa contemplation.
J’ai posé mes cartes.
— Je n’ai plus envie de jouer, ai-je dit à mes compagnons. Si vous voulez, continuez sans moi !
Les mouches vrombissaient dans l’air, se posaient sur les murs blanchis à la chaux ou essayaient de boire nos fonds de verres. J’ai pris une cigarette dans mon paquet.
J’étais installé dans ce pays depuis une vingtaine d’années et, pour la première fois, j’éprouvais le « fado », ce sentiment étrange, intraduisible, comme une nostalgie clouée à l’âme et au ventre, une tristesse qui n’empêche pas d’être gai, mais qui, au plus fort du bonheur, ne parvient pas tout à fait à éloigner la tristesse. Le fado.
Je me souvenais d’un autre bar, presque semblable à celui-ci, dans un autre pays. C’était la même chaleur et j’avais déjà froid. Ils étaient là, tous les deux, assis en face de moi dans ce café de Bou-Ismail, exténués par de longues heures de traversée en bateau. Ils avaient peur et j’avais peur pour eux. Je lui ai dit :
— Repars ! Retourne chez nous ! La guerre sera bientôt finie, nous serons vaincus et je serai heureux !
Elle n’a pas répondu. Il n’y avait rien à répondre. Le soir même, ils ont repris le bateau. Yves ne pleurait pas. Il ne m’avait pas vu depuis dix-huit mois, et ce n’étaient pas ces quelques heures passées ensemble qui allaient changer sa façon de me considérer comme un étranger. La seule chose qui l’amusait chez moi, c’était mon déguisement de soldat. Je ne les ai pas accompagnés au port. Je suis remonté dans ma Jeep, et je suis rentré au camp.
Le Capitaine Marsan m’attendait :
— Bien roulée, ta poule ! Tu n’as pas dû t’emmerder, cet après-midi !
Je ne sais pas ce qui m’a retenu de lui mettre mon poing dans la figure. Peut-être avais-je déjà deviné qu’il serait mort le lendemain, tué dans une embuscade par une rafale de pistolet-mitrailleur, alors qu’il s’apprêtait à aller « casser du bicot et baiser la moukère ». Je ne l’ai pas pleuré.
J’ai dû prendre le commandement de notre division, aller, moi aussi, « casser du bicot », mais quelque chose s’est brisé en moi, un ressort de ma conscience s’est tendu à fond et s’est rompu. Dans cette folie collective qu’était la guerre, j’ai été un des rares à être considéré comme fou, et l’on m’a envoyé à Oran, où était installé le plus important hôpital militaire de la région. Pour les uns, j’étais un tire-au-flanc, un planqué, pour les autres, je n’étais qu’un pauvre type. Pour moi, je n’étais plus rien.
Que venaient-ils faire dans ce coin perdu ? D’ordinaire, les touristes vont plutôt dans le sud du pays, ou alors sur la côte Ouest. Mais dans notre village de l’Alentejo, il est bien rare que nous ayons de la visite. L’homme venait de terminer sa bière. Il a allumé une cigarette. Il avait l’air d’être bien, quoiqu’un peu abattu par la chaleur accablante de cette après-midi-là. La femme finissait son jus d’orange, à petites gorgées. Discrètement, j’ai appelé Julian, qui s’était installé à côté de Nuno pour regarder la corrida :
— Julian, viens voir !
Il est venu vers moi, de sa démarche chaloupée de vieux pêcheur. En le regardant marcher, j’ai compris pourquoi lui, Nuno et moi étions devenus amis. Nous avions tous les trois des blessures de l’âme à panser, ces blessures que l’on ne voit pas, mais qui sont les plus difficiles à soigner, car il n’existe pas de remèdes pour elles.
Nuno ne pouvait oublier un taureau, tout comme Julian ne pouvait oublier la mer, cette mer qu’il aimait et qui lui avait volé la femme qu’il aimait.
Qu’elle est belle, la mer, à Praia-de-Mira, sous le ciel de l’été, mais qu’elle est salée, la mer, salée comme les larmes, et noire, et profonde, quand celle que l’on aime y est engloutie à jamais.
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